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Amoral, drôle, noir, profond, Au revoir là-haut de Pierre Lemaître explose les codes du roman sur la Grande Guerre.

Dans les derniers jours de la guerre de 1914, le lieutenant Pradelle qui souhaite ajouter quelques galons à ceux qu’il a déjà tue deux de ses hommes afin d’inciter leurs compagnons d’armes à partir à l’assaut des Allemands une dernière fois. Malheureusement, Albert Maillard, un poilu qui a tout vu se retrouve expédié par le même Pradelle au fond d’un trou d’obus face à une tête de cheval en décomposition. Son heure est arrivée mais Edouard Péricourt un soldat de la même unité lui sauve la vie.
Edouard et Albert survivent au pire, mais dans quel état ! l’un est une gueule cassée, l’autre est dans un état moral et financier tout aussi précaire.

Démobilisés, ils se retrouvent sans un sou dans un pays qui ne demande qu’à oublier ceux qui ont fait le sacrifice de leur jeunesse ou de leur vie, tourner la page et s’enrichir. On les cache, on les rejette, leur solde étique ne leur est même pas payée, ils font revivre de trop mauvais souvenirs. Un soldat rentré du front a droit à 52 francs ou à un manteau de mauvaise qualité dont la couleur s’en va à la première pluie !
Car la France des années vingt est celle de tous les trafics et de tous les intrigants. L’ex lieutenant Pradelle l’a bien compris. L’ancien chef impitoyable de Maillard et de Péricourt pour qui la guerre était un tremplin se lance dans un abject commerce de cadavres. Répondant à un appel d’offre national visant à regrouper les corps qui jonchent les anciens champs de bataille dans de grands cimetières militaires, il ne recule devant rien.
Calculant que s’il « vend » 80 francs à l’Etat, un cadavre dont l’exhumation ne lui en aura coûté que 25, il peut sans peine restaurer le château familial.

Les détails sont affreux : il n’hésite pas à commander les cercueils les plus petits possibles pourvu qu’ils soient les moins chers. Et qu’importe si les restes d’un poilu d’1 mètre quatre vingt doivent se retrouver dans une boîte d’un mètre trente. Il n’en est pas à ça près. De toute façon, ce sont des Chinois ou des africains qui font la sale besogne. Et si d’aventure les restes de 2 ou 3 cadavres se retrouvent entre les 4 mêmes planches, personne n’ira se plaindre.

Les deux rescapés quant à eux vivotent péniblement. Albert le velléitaire a un emploi, Edouard n’a plus que des souvenirs d’une époque où son visage était beau, les rapports avec sa famille exécrables et un talent certain pour le dessin et les caricatures.

Confiné dans un minable appartement, il va se remettre à dessiner inlassablement la tête du cheval qui les a rendus à la vie et à se reconstruire une existence avec la complicité de la jeune fille de la concierge. Retrouver les traits de caractère et l’apparence déjantée de la grande folle qu’il fut avant guerre grâce aux masques les plus fous derrière lesquels se dissimuler.

Seul il dessine des projets ahurissants de monuments aux morts que les communes lui commandent avec enthousiasme dans une grande course à l’émotion.
Albert prend part à l’aventure en tremblant. Ils ont trouvé leur revanche sur le destin avec cette arnaque extravagante car ils n’ont aucunement l’intention de livrer les stèles !

Dans ce roman, Pierre Lemaître décrit avec un humour noir l’horreur des tranchées dans les cinquante premières pages proprement stupéfiantes ; puis l’après-guerre.
Ces années folles qui le furent pour tout le monde mais ne profitèrent qu’aux escrocs sur le fond de commerce que fut pour certains la Grande Guerre.

Au revoir là-haut est une fresque, un monument, un livre magnifique qui par son humour dépeint une société impitoyable dans laquelle les faibles sont écrasés tandis que les nantis s’enrichissent à la vitesse de la lumière. Une métaphore de l’Europe écrasée par la crise actuelle due à quelques traders aussi fous que les chefs militaires de 1918. Aussi dénués de sens moral et pas plus inquiétés qu’eux.

L’auteur, venu du policier applique les code du genre à un roman dans lequel s’entrechoquent l’histoire, l’amitié, le désespoir, l’aventure avec une langue précise et travaillée. Il livre une épopée violente et désabusée, tendre et baroque. 500 pages de pure jubilation dans lesquelles rebondissements et trouvailles s’entremêlent sur un fond historique réel : l’ingratitude du pays au retour de ses soldats.

Il est rare de lire un livre d’un auteur français avec un souffle aussi puissant et le lecteur ne s’y trompe pas qui avale d’une traite ces presque 600 pages et en ressort pantois d’admiration, lessivé par une telle audace.

Brigit Bontour

Pierre Lemaître, Au revoir là-haut, Albin Michel, août 2013, 570 pages, 22,50 €